L'enfer, c'est les boys clubs de Linkedin
ou pourquoi les agences de communication ont besoin d'un reboot
On se retrouve cette semaine pour parler d’un sujet épineux, mais me semble-t-il essentiel : les boys clubs et l’entre-soi au sein des agences de com’. Accrochez-vous, ça va dépoter !
Mais avant de démarrer, je veux souhaiter la bienvenue aux 27 nouvelles personnes qui nous rejoignent cette semaine 👋🏼
Bonne lecture, et n’hésitez pas à transférer cette newsletter à un·e ami·e si elle vous plaît !
👁️ Les actus de la semaine
Le Tennessee est le premier état américain à légiférer contre les drag shows
Jeudi dernier, l’état américain du Tennessee a voté une loi visant à interdire les drag shows. L’objectif : protéger les enfants de “spectacles sexualisés”. Plus précisément, la nouvelle loi interdit la tenue de “performances de cabaret pour adultes” dans n’importe quel lieu où des mineur·es pourraient les voir - autrement dit, la grande majorité des espaces publics.
Sans jamais faire apparaître le mot drag, les performances de cabaret en question sont définies comme telles : "performances qui mettent en scène des danseurs aux seins nus, des go-go dancers, des danseurs exotiques, des strip-teaseurs, des imitateurs masculins ou féminins qui offrent un divertissement dans un intérêt lubrique, ou des artistes similaires".
Les contours flous de cette loi la rendent particulièrement dangereuse, parce que chaque juridiction sera libre de l’interpréter comme elle l’entend. Ainsi, certaines organisations LGBTQ+ s’inquiètent que des personnes trans vivant leur vie dans la rue puissent être accusées de « travestissement » et condamnées en vertu de cette nouvelle loi.
Issues des milieux LGBTQ+, les prestations de drag se démocratisent de plus en plus auprès du grand public. Et comme d’habitude, cela s’accompagne d’un backlash phénoménale de la part de la droite conservatrice - qui ne comprend pas grand chose à la teneur de ces spectacles, et qui les considèrent comme une menace pour ses enfants.
Et pas besoin d’aller jusqu’aux Etats-Unis pour observer ce phénomène de backlash, qui s’exerce aussi par chez nous. En début d’année, plusieurs drag queens avaient fait l’objet de cyberharcèlement de la part de militant·es d’extrême droite en raison de l’organisation d’ateliers à destination des enfants, après que Cyril Hanouna (!!!) ait parlé des événements à venir dans son émission torchon.
Pour une analyse détaillée de cette loi (en anglais), rdv sur le NY Times.
Harlem
Mon deuxième n’est pas à proprement parler une actu… mais plutôt une recommandation ! La semaine dernière s’est conclu la deuxième saison de la géniale série Harlem.
On y suit les déboires amoureux, familiaux et professionnels de Tye, Camille, Angie, et Quinn, quatre femmes noires vivant dans le quartier de Harlem, à New York. Mais surtout, c’est l’amitié et la sororité qui sont mises à l’honneur.
La série permet d’appréhender le concept de blackness, ou « le fait d’être noir·e ». Il est difficile de traduire ce concept en français, mais l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA) l’explique ainsi :
[…] il s’agit de comprendre le fait d’être noir comme un fait construit et partagé de manière transnationale, lourdement influencé par l’expérience de la colonisation et de l’esclavage.
Harlem est par ailleurs produite par Tracy Oliver, écrivaine, productrice et actrice afro-américaine. Elle est disponible sur Amazon Prime, et je vous invite à aller la binge-watcher dès ce soir !
🧠 L’analyse de la semaine
Ça n’aura échappé à personne, demain c’est le 8 mars. Pour tenter de remonter le moral des troupes (c’est vous, les troupes), je me suis dit que j’allais plutôt décrypter un exemple de campagne réussie pour cette fois-ci.
Et la grande gagnante de cette semaine, c’est la ville de Mérignac ! C’est parti pour une petite analyse.
Voyons d’abord les points forts de cette campagne :
L’intitulé de la semaine stipule bien qu’il s’agit de célébrer la Journée Internationale des Droits des Femmes, et pas la Journée de la Fâme - et ça, c’est déjà un bon point (oui, que voulez-vous, la barre est au sol en ce 8 mars 2023).
Un bel effort de représentation, que vous pourrez constater vous-même sur la photo ci-dessus. Même si on reste limité·es avec 4 images, on est en présence de diversité de race, d’âge, et peut-être même d’orientation sexuelle - mais je projette. Cette représentativité se retrouve aussi sur le compte Instagram de la ville, ça nous rassure quant au fait qu’il ne s’agit pas de diversity washing.
Du violet, du violet partout ! Et le violet, c’est la couleur des féministes. Je trouve le symbole important, et assumé. C’est oui !
Gisèle Halimi est mise en l’honneur de cette semaine. Avocate et militante féministe, franco-tunisienne, le symbole est fort aussi. Si ç’avait été une semaine en l’honneur d’Élisabeth II, j’aurais pas fait la même tronche.
Les activités proposées sont proposées par des associations pertinentes sur le sujet et/ou par des femmes féministes. Mention spéciale pour l’activité de graph d’un mur (réappropriation de l’espace public) et celle de ‘foot féminin’ (parce que ça reste un terrain ultra-masculin) (même si on repassera pour l’appellation).
La page de présentation de la semaine propose des ressources, en partageant notamment les coordonnées et horaires d’ouverture du Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles (CIDFF).
Elle propose également aux commerces un moyen de s’engager durablement et au-delà du 8 mars, à travers le dispositif Angela, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles et en particulier le harcèlement de rue.
PS : Pour info, ce dispositif permet à toutes les victimes de comportements sexistes de se rendre dans un bar, un restaurant ou un commerce partenaire, et de demander à parler à Angela. L’établissement lui permet ainsi d’être mise à l’abri jusqu’à l’arrivée d’un taxi, d’un tiers ou de la police si nécessaire.
Well done, Mérignac ! Mais comme on est pas chez les bisounours, je note quand même deux pistes d’amélioration :
Un petit peu plus de représentativité visuelle aurait été la bienvenue. Je pense particulièrement aux femmes handicapées, qui sont systématiquement invisibilisées dans ce type de campagnes.
Alors que les TERFs* occupent de plus en plus le paysage médiatique, il aurait été judicieux pour la ville de Mérignac de préciser son positionnement, et d’inclure les personnes trans aux luttes féministes, soit directement dans la présentation de la semaine d’actions, soit via les animations proposées.
Et vous, votre ville, elle fait quoi pour le 8 mars ?
*TERF : Trans-exclusionary radical feminist (« Féministe radicale excluant les personnes trans ») - des ‘féministes’ qui excluent les femmes trans des luttes féministes sur la base d’arguments essentialistes et transphobes. Exemple : Dora Moutot.
❤️ Le billet d’humeur
Mardi, 14h, je me connecte sur Linkedin.
Oh, une offre d’emploi : une agence de com’ parisienne cherche un bras droit au CEO. La phrase d’intro : « il manque une personne sur cette photo, et c’est peut-être toi ! ». Cool.
La photo en question : 6 mecs blancs, la trentaine, en costards au bord d’une piscine.
Oh-oh. Not cool.
Ni une ni deux, me voilà partie au front.
Et je ne suis pas la seule. Dans les commentaires, on est nombreux·ses à déplorer le manque de diversité sur cette photo. L’auteur se justifie à coup de photos, tantôt le groupe des meufs de l’entreprise, tantôt l’équipe au grand complet. Ça a a l’air de calmer un peu les ardeurs.
De mon côté, même une semaine après, je ne décolère pas.
Le premier truc qui me chagrine, c’est l’attitude tokéniste de ces réponses.
Le tokénisme, on en a déjà parlé dans cette newsletter, c’est faire des efforts symboliques d’inclusion des personnes minorisées pour contrer (ou anticiper) des accusations de discrimination. « Je suis pas raciste, j’ai un ami noir », c’est du tokénisme (coucou Nadine).
Réagir à des critiques sur le manque de diversité dans son entreprise en brandissant des photos où apparaissent des femmes et une ou deux personnes racisées, sorry not sorry, c’est du tokénisme.
Qu’est-ce qui a fait que ces personnes n’aient pas été mises en avant sur la photo initiale ? Pas assez importantes dans la boîte ? Pas assez compétentes ? Pas assez conformes aux normes de beauté ? Pas assez stylées ?
Ou tout simplement, pas assez hommes cis-hétéros blancs ?
Martine Delvaux, professoresse en études féministes et autrice, définit le boys club comme suit :
Le boys club est un dispositif, c'est-à-dire une structure, une organisation, un système, qui se déploie dans des lieux précis, permettant l'installation et l'exercice du pouvoir masculin (en particulier blanc et hétérosexuel).
Le boys club est partout, de manière plus ou moins évidente, et il est ce par quoi la masculinité s'incarne en un genre sexué "universel", "neutre" et "invisible", qui en vient à représenter tout le monde. Un monde, dès lors, qui se résume aux hommes blancs, hétérosexuels et de classe moyenne, contre le féminin, le racialisé, le pauvre, le queer, etc.
Pour moi, cette photo associé à cette offre d’emploi, c’est l’illustration du boys club par excellence.
Parce que QUI va postuler cette offre ?
Peu probable que les femmes se bousculent au portillon : le dernier rapport du Haut Conseil à l’Egalité nous a rappelé que nous sommes plus d’un tiers a avoir déjà subi des actes sexistes au travail, et 9 sur 10 à adapter nos comportements pour éviter de subir des actes et comportements sexistes. Comprenez qu’on ne se jette pas volontairement dans la gueule du loup.
A l’heure du racisme décomplexé et de la montée du fascisme dans toutes les sphères de la société, on n’a pas non plus de mal à comprendre pourquoi les personnes racisées auraient tendance à éviter les environnements exclusivement blancs.
Il en va de même pour les personnes queers : alors que les agressions LGBT-phobes sont en augmentation, pourquoi irait-on s’insérer dans un milieu où les risques d’agressions, de microagressions et d’humiliation sont démultipliés ?
Le même raisonnement s’applique aux personnes handicapées, aux personnes grosses, aux personnes plus âgées, et à toutes les personnes issues de groupes minorisés.
Par ailleurs, au-delà de l’anticipation des actes de violence, tenter de rejoindre un environnement blanc, cis-hétéro, et 100% masculin, c’est risquer de ne pas être inclus·e, compris·e, défendu·e ou représenté·e en tant que personne minorisée.
Alors, je vous repose la question : qui va postuler à cette offre ?
La réponse est simple : ceux pour qui la question de la sécurité et de l’inclusion ne se pose pas, parce que c’est juste là, tout le temps.
Bien sûr, ça ne concerne pas seulement les offres d’emploi. La communication façon boys club, ça s’étend à tous les supports et à tous les types de contenus. Et avec l’avènement de Linkedin comme plateforme de création de contenu, et des frontières entre personal branding et image de marque de plus en plus floues… on est pas sorti·es de l’enfer du boys club.
Le problème, c’est qu’évidemment, c’est un cercle vicieux. Encore plus dans le cas d’une agence de communication qui s’occupe de créer des campagnes pour d’autres entreprises. Une image vaut mille mots, alors laissez-moi illustrer mon propos par ce magnifique schéma homemade :
BREF. Une bien belle machine à reproduire l’exclusion. Qu’on ne s’étonne pas si les entreprises sont si longues à prendre le pli de la communication inclusive authentique : forcément, quand on a que des personnes aux vécus similaires autour de la table, l’inclusivité, ça nous passe un peu au-dessus.
Heureusement, toutes les études sont là pour le prouver : l’inclusivité, c’est l’avenir du marketing, et les entreprises qui ne s’y mettent pas sont vouées à disparaître, dans un futur plus ou moins proche.
Tic-tac, tic-tac, Jean-Kévin.
Time’s up.
J’espère que vous avez aimé cette édition. Si c’est le cas, n’hésitez pas cliquer sur le petit coeur tout en haut, ou à y réagir en m’envoyant un mail !
Et si vous voulez me soutenir, vous pouvez faire une capture d’écran de votre passage préféré et le partager sur vos réseaux sociaux ! Ça m’aide vraiment à développer la newsletter 💛
Merci de m’avoir lue, et à dans deux semaines (ou trois) !
Léa 🌈
Première édition de ton infolettre ce matin, et c'est un beau cadeau pour mon anniversaire (32 ans aujourd'hui 😀).
Merci pour ton implication et tes analyses pertinentes ! J'ai hâte de lire les suivantes ♥
Comme d'hab, c'est du lourd. Merci pour ce travail de fond.